MEMOIRE DE MAITRISE DE NATHALIE BENAZRA



LES ARTS PLASTIQUES
DANS LA PRISE EN CHARGE DES ENFANTS AUTISTES
Un certain rapport au vide chez l’autiste et chez l’artiste,
du moi / peau à la toile crevée


Chapitre II
Arts plastiques et Atelier avec enfants autistes

1
L’artiste

“la peinture et la peau”, “la peau de la peinture”,
“la peau crevé”, et “la haine du miroir”

   a - L’artiste Selon Freud

   Jean-Luc Chalumeau1 écrit que L’artiste serait selon Freud, celui qui parvient à sublimer ses conflits, (grâce à ce que l’œuvre permette la levée des barrières de refoulement), c’est-à-dire qui est capable de les symboliser, alors que le malade mental en resterait le prisonnier.

   Freud à privilégier le “sujet” (le motif dans la peinture) et à ne concevoir l’écran plastique que comme un support transparent derrière lequel se déroule une scène inaccessible. Il faut qu’il y ait ne serait-ce que des silhouettes pour que le “discours” de l’inconscient soit réparable : la psychanalyse ne saurait s’appliquer à l’art abstrait, et pas même à un art où le “sujet” n’a pas d’importance.

   b - La peinture et la peau

   La peinture écrit Didi-Huberman2 tend à dépasser la problématique de la surface afin d’atteindre (…) La catégorie du feuilleté, de la couche, de l’épaisseur.3 Qu’il y ait tresse, pli, interstice, “battement d’espace” par quoi les fonds “remontent, traversent, font surface”.4

   Le tableau serait structuré comme une tresse, “c’est-à-dire comme une surface en damier, mais dont l’apparence discontinue serait le résultat de l’entrecroisement, dans l’épaisseur du plan, de bandes continues, -une bande en dessus, une bande en dessous.”5

   Le concept de la peau écrit-il encore ne cesse d’hésiter entre le tégument (ce qui recouvre) et le derme (ce qui découvre ou dépouille, selon l’étymologie du mot).

   Le corps cartésien lui-même, semble bien prendre acte de cette difficulté. Il est vrai, que Descartes a relégué la peau au rang de tégument, de surface enrobante : la peau n’est qu’un gant, dit-il6 (mais on sait notamment depuis Lacan, que la notion de gant n’a rien d’évident). Elle n’est pas, en tout cas, l’organe d’un sens en tant que tel, mais la surface d’interposition entre le sensible et le sens.

   La peau est donc d’abord conçue comme superficies et principe de séparation en quelque sorte une peau-recouvrement.

   c - La peau de la peinture

   En revanche, dans un très bel article La peau de la peinture, Tériade7 relie poétiquement la peau et la toile et écrit :

   “La peinture n’a que sa peau, une peau qui ne la couvre pas, comme elle voudrait le faire croire, mais une peau qui la fait elle-même entièrement. La peau de la peinture a la saveur d’une peau humaine. Elle en a la diversité, sa densité, sa puissance simulée de profondeur. Elle possède sa vertu d’être le contraire d’une apparence, c’est-à-dire, la manifestation qualifiée et responsable de l’homme, son point de contact extrême et vibrant avec la vie ambiante. Pour nous procurer toutes les illusions et les varier à l’infini au long des siècles, la peinture a su jouer magnifiquement avec sa peau.
   Tendue d’abord droit comme un fil, cette dernière s’épanouit par la suite en revêtant les formes exubérantes de la renaissance. Plus tard, elle consentit à se plisser sous l’agitation baroque, puis à se poudrer pour les grâces galantes, ensuite à se graisser pour les envols ou les faux départs romantiques. Un beau jour, elle se déchira. Ce fut la peinture moderne qui accomplit cette délicate et audacieuse opération. La peinture moderne creva sa peau. Elle montra sa carcasse mince, sa construction d’ondes à travers lesquelles la lumière fixe son mystère noir ! Elle révéla sa couleur intime… en déchirant symboliquement sa peau, la peinture moderne chercha surtout à sauvegarder la quintessence du geste créateur du peintre, à le débarrasser, comme dans la poésie, de tout ce qui est inutile, pour l’expression…”

   d - La peau crevée

   Les mutilations de la peau parfois réelles, le plus souvent imaginaires sont des tentatives dramatiques de maintenir les limites du corps et du Moi8, de rétablir le sentiment d’être intact et cohésif.

   L’artiste viennois Rudolf Schwarzhogler qui percevait son propre corps comme objet de son art s’amputa de sa propre peau, morceau par morceau jusqu’à en mourir. Il fut photographié tout au long de cette opération et les photos firent l’objet d’une exposition à Kassel en Allemagne.

   Si l’on recherche dans l’histoire de l’art le commencement de cette déchirure de la toile et les mutilations de la peau ; c’est dans les années 60 - 70, écrit Henri-Pierre Jeudy9, qu’on croyait à la puissance de la transgression des interdits, on se représentait l’éclatement des limites comme la seule tentative de libération et le corps était le lien (et non l’instrument) idéalisé de toutes les expressions d’un antimoralisme.

   Le Body Art comme il fut nommé à juste titre, exalte le corps lacéré, le corps mutilé, la chair offerte aux entailles du bistouri, à la lame de rasoir.

   Dans les sociétés primitives, les pratiques d’inscription sur le corps, la scarification, les peintures et toutes ces compositions subtiles que C. Lévi-Strauss décrit en étudiant les Indiens Caduveo du Brésil sont autant de pratiques qui “culturalisent” le corps, qui annoncent le passage à une société de l’écriture. Rien à voir avec la primitivité du corps tel qu’elle est exhibé dans le Body Art !

   L’exhibition implique toujours une surenchère. Elle fait sauter les limites de la représentation et se soutient de l’illusion qu’il n’y a pas de limites.

   Au cours d’une performance, Sterlac se trouve nu et suspendu dans un filet de basket dont le cordage pénètre dans sa peau. Autour de lui, sur deux lignes en angle droit, des Indiens sont debout et paraissent assister à “la prise au filet” de l’homme blanc. Quand il pratique ses “suspensions” du corps, il met en scène le double sens du rituel. Il se fait insérer des crochets en profondeur dans la peau et fait passer une corde pour s’accrocher de telle manière que la peau devienne la structure qui supporte tout le poids du corps.

   Orlan10 partage avec l’artiste australien Stelarc l’idée que le corps est obsolète.

   Chantal Jaquet11 parle d’elle comme d’une des pionnières en la matière, au cours de sa série d’opérations, performances où elle agit sur sa propre image en se servant de la chirurgie plastique. Elle considère son corps de femme comme un matériau pour la construction de son œuvre et s’inscrit en faux contre la psychanalyse et la religion qui se rejoignent paradoxalement pour dire qu’il faut s’accepter soi-même et ne pas toucher au corps. Elle dénonce le caractère ancestral et anachronique de ce type de pensées.

   e - La “haine du miroir”

   Ce qui est le plus frappant dans les discours tenus par Orlan, écrit Henri-Pierre Jeudy12, c’est sa haine du miroir. Constitutif de la relation spéculaire, le miroir est l’expérience originaire de l’entrée dans l’ordre symbolique. La virulence critique d’Orlan s’exerce alors contre ce pouvoir de l’ordre symbolique qui est aussi celui de la morale. Elle violente cette trilogie : miroir-ordre symbolique-système moral. Quand elle présente les images de son opération “en temps réel”, elle ne restitue pas une relation de miroir avec le public, elle prétend s’offrir dans l’immédiateté du réel. Le principe d’identification est retourné contre lui-même : la vision hallucinante de l’opération devrait être plus puissante que tout mode d’identification. La mise en négation de toute construction symbolique s’effectue par la scène du morcellement du corps (de son découpage par le scalpel). L’autoscopie, ce processus de vision interne du corps, est présenté en “perspective inversée”.

   Au lieu d’avoir une perspective interne de son propre corps, Orlan donne à voir ce qui est sous la peau. En général, l’autoscopie est, pour ainsi dire, une affaire privée, chacun ayant des visions hallucinatoires de l’intérieur de son corps.

   En exergue à toutes ces opérations performances, Orlan cite un extrait du livre de la psychanalyste Eugénie Lemoine Luccioni, intitulé La robe :

   “La peau est décevante (…) dans la vie on n’a que sa peau (…) il y a maldonne dans les rapports humains parce que l’on n’est jamais que ce que l’on a (…) j’ai une peau d’ange mais je suis un chacal (…) une peau de crocodile mais je suis un toutou, une peau de noir mais je suis blanc, une peau de femme mais je suis un homme ; je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai.”

   Cité dans le livre d’Orlan, De l’art charnel au baiser de l’artiste.

   Toujours selon Henri-Pierre Jeudy, il y a dans l’aventure du corps exhibé une “haine du miroir” surprenante.

   Le corps, comme puissance infinie de possibles, n’a pas besoin de se soumettre à la règle du spéculaire, son aventure consiste justement à briser le miroir ou à passer de l’autre côté. Tel serait le grand stéréotype de l’exhibition esthétique du corps.

   Il y a dans l’histoire de l’art au XXe siècle une volonté manifeste de faire éclater la tyrannie du miroir.

   La question du corps comme origine des origines demeure toujours présente à la création artistique et, d’une manière plus générale, à toute la réflexion sur la relation spéculaire. Retrouver le corps tel qu’il peut être imaginé en deçà des effets du miroir telle serait une perspective chère aux artistes du XXème siècle.

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Notes

1 Cf. Jean-Luc Chalumeau, Les théories de l’art, Vuibert 2002, 3ème édition. Retour

2 Cf. G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris Ed. Minuit, 1985. Retour

3 Cf. J. Clay, 1983, p.10 et 1978, pp. 167 - 168. Retour

4 Cf. J. Clay, 1983, pp. 10 - 11. Retour

5 Cf. H. Damisch, 1983, p. 18. Retour

6 Cf. R. Descartes, 1664, p. 143, Traité de l’homme, tome XI, Ed. Adam et tannery, Cerf, Paris, 1909. Retour

7 Critique d’art, dans le Minotaure du 10 juin - N° 7 écrit l’article suivant sur : “La peau de la peinture” (Tériade, Ecrits sur l’art, Adam Biron, 1996. Retour

8 Cf. D. Anzieu, Le Moi Peau, Dunod 1985. Retour

9 Cf. Henri-Pierre Jeudy, Le corps comme objet d’art, Armand Colin, 1998. Retour

10 Née en 1947, à St-Etienne, Orlan vit et travaille à Paris ; elle enseigne à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Dijon, elle se définit comme une artiste multimédia, pluridisciplinaire, voire transdisciplinaire. Ses premières performances de rues ont eu lieu en 1965, et son œuvre voit le jour dans les années 1970. Retour

11 Cf. Chantal Jaquet, Le corps, PUF, 2001. Retour

12 Cf. Henri-Pierre Jeudy, Le corps comme objet d’art, Armand Colin,1998. Retour



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