MEMOIRE DE MAITRISE DE NATHALIE BENAZRA |
LES ARTS PLASTIQUES
DANS LA PRISE EN CHARGE DES ENFANTS AUTISTES
Un certain rapport au vide chez l’autiste et chez l’artiste,
du moi / peau à la toile crevée
Chapitre I
Regard sur l’autisme
5
La notion de clivage chez M. Klein,
la notion d’ objet transitionnel ( et d’ objets autistiques) chez Winnicott,
le concept de moi-peau de Didier Anzieu
A - Le clivage
Les enfants autistes mettent en place des stratégies en ayant recours au clivage, en particulier le rejet de tout ce qu’on leur propose comme activité nouvelle qui n’aura donc pas pu être ritualisé et par conséquent maîtrisé.
Sigmund Freud utilisera le terme de clivage en 1927 mais pour nommer un retrait de la réalité et une lutte entre pulsions de vie et de mort.
Mélanie Klein reprendra et développera cette notion de clivage en en faisant la première défense contre l’angoisse, lors de la première phase du développement qu’elle délimite alors chez le nourrisson (et chez le psychotique).
Ainsi le clivage consiste en une séparation de l’objet de l’amour (dont le prototype est la mère et son sein) visé par les pulsions érotiques et destructrices en bons et mauvais objets de façon à tenter de conserver / protéger les bons et de se défendre des mauvais et entraîne un clivage en retour du Moi lui-même.1
Le sein maternel est le premier objet mental et le mérite de Mélanie Klein est d’avoir montré qu’il est apte aux premières substitutions métonymiques : sein-bouche, sein-cavité, sein-fesses, sein-urine, sein-pénis, sein-bébés rivaux.
Mais à mettre ainsi l’accent exclusivement sur le fantasme, Mélanie Klein néglige les qualités propres à l’expérience corporelle (c’est en réaction contre cette négligence que Winnicott a privilégié le holding (tenir) et le handling (soigner) de la mère réelle).
La surface de la peau est absente de la théorie de Mélanie Klein. On comprend mieux, à partir de là, certaines réserves suscitées par la technique Kleinienne, souligne D. Anzieu.2
B - Objet transitionnel et objets autistiques
Winnicott a montré qu’il existe une étape précoce : l’étape où se constitue l’espace transitionnel qui est l’investissement d’un objet (ou de plusieurs objets) qui satisfait la pulsion orale du bébé, en continuité avec l’investissement de son propre corps et lui permet de lutter contre l’angoisse dépressive de la perte de l’objet -mère.
Cette première possession non-moi écrit Claude Sternis3 devient à proprement parler transitionnelle quand après avoir été d’abord sous le contrôle magique de l’enfant (l’objet est alors comme une partie de lui-même), il est projeté en dehors (rejeté dans le non-moi par l’enfant) puis ré-accepté, mais cette fois reconnu comme extérieur.
Ainsi, l’objet (ou les objets) transitionnel, relie en même temps qu’il les sépare l’enfant à sa mère, l’enfant au monde extérieur, l’imaginaire au réel.
A l’inverse des objets transitionnels, les objets autistiques (Frances Tustin) sont considérés par l’enfant comme parties de son propre corps et sont essentiellement utilisés comme stimulation auto-sensuelle, comme protection contre l’environnement ou comme négation de l’angoisse de séparation.
C - Le concept du moi-peau de Didier Anzieu4
Fonctions du Moi-peau :
Pour le psychanalyste que je suis, écrit D. Anzieu, la peau a une importance capitale : elle fournit à l’appareil psychique les représentations constitutives du Moi et de ses principales fonctions.
Il assignait, dans son article princeps de 1974 sur le Moi-peau, trois fonctions à celui-ci : une fonction d’enveloppe contenante et unifiante du soi, une fonction de barrière protectrice du psychisme, une fonction de filtre des échanges et d’inscription des premières traces, fonction qui rend possible la représentation.
Parfois, La première enveloppe physique (le Moi-peau de D. Anzieu) qui, normalement, commence à se constituer dans les deux premiers mois de la vie, n’a pu se développer, laissant ainsi la personne autiste en proie à un vertige tourbillonnaire… de son corps ; comme si avec l’environnement (le sein, le regard) non trouvé ou trop violemment perdu, … le monde réel et le corps propre lui-même avaient disparu, ne laissant là que béance et envahissement destructeur…d’où toutes les défenses obsessionnelles rituelles d’auto-contenance et d’auto-stimulations stéréotypées qui dissocient les sensorialités.5
Tout comme la peau est l’enveloppe du corps, la conscience tend à envelopper l’appareil psychique. Toute fonction psychique se développe par étayage sur une fonction corporelle dont elle transpose le fonctionnement sur le plan mental.
La peau fournit donc à l’appareil psychique les représentations constitutives du Moi.
L’auteur décrit les principales fonctions du Moi-peau au nombre de 9 dans la première édition de 1985 et au nombre de 8 dans la seconde parution en 1995. (La dernière a été supprimée car jugée négative.)
1 - Maintenance
Francis Bacon, dans ses tableaux, peint des corps déliquescents à qui la peau et les vêtements assurent une unité superficielle mais dépourvus de cette arête dorsale qui tient le corps et la pensée : des peaux remplies de substances plus liquides que solide, ce qui correspond bien à l’image du corps de l’alcoolique.
Didier Anzieu dans Le corps de l’œuvre approfondit l’analyse de l’œuvre de Bacon dans ces termes :
Par moments, émergeant au centre d’un tas de chair octopode, la toile peinte étant confondue avec une toile d’araignée, une bouche largement ouverte découvre des mâchoires, hurlement d’une avidité insatiable, nourrisson réduit à la rage de détruire…
Belle illustration de cette attaque contre les liens et les fonctions mentales dont Bion a fait le ressort de la partie psychotique de l’appareil psychique…
Ce qui est supposé contenir-le vêtement, la peau, le volume de la pièce-lâche, s’effrite, se déchire, s’ouvre, se fend. Le contenant laisse échapper le contenu…
Partout des conduits débouchent, qui ne conduisent nulle part, ouverts à côté et à la place des voies naturelles de la sensation, tuyaux indifférenciés de l’ouie, de l’odorat, de l’œsophage, radars qui ne captent rien, bouches dans lesquelles n’entre nulle parole, cornets inacoustiques, cheminées sans foyer, trous d’aspirateur par où ne passe aucun courant. Tant de béances, autant d’inconsistance…
La déliquescence des corps, mous, tassés, sans ossature, aux extrémités souvent informes, se gondolant ou s’effilochant, évoque la détresse originaire du nourrisson dont parle Freud, et aussi la terreur sans nom relié par Bion à l’envahissement de la personne par sa partie psychotique.
Cette description me semble particulièrement riche pour comprendre cet état extrême ; état de vide ; de contenant laissant s’échapper le contenu ; de béances et d’inconsistance ; ainsi que cette terreur sans nom relié à l’envahissement de la personne par sa partie psychotique que ressent bien souvent l’artiste et l’enfant autiste.
D. Anzieu poursuit : Bacon met sous vitre ses tableaux, afin que le visiteur en les regardant s’y regarde et reconnaisse, superposée, l’image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, de sa souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l’angoisse de l’effacement de soi.
J’ai réalisé, il y a quelques années, un travail plastique que j’ai nommé Caverne sensorielle en référence à l’histoire de la caverne de Platon. J’y avais photographié le portrait de quatre personnes autistes ainsi que mon portrait, en voulant avec un jeu d’illusion et de miroir (qui renvoyait le spectateur à sa propre image) questionner la différence, sa propre étrangeté en soi, en l’autre.
2 - Contenance
Correspondant au handling maternel (soins adaptés). S’il y a carence, l’enveloppe est percée (chez l’autiste) et il y a des trous noirs dans la psyché (Frances Tustin) comme nous l’avons vu précédemment : Angoisse de chute dans un puits sans fond et sans bord pour se raccrocher (détresse d’anéantissement de soi)
Dans leur livre respectif, Rosine et Robert Lefort6 et Chantal Lheureux Davidse7 ont assez bien défini ce qu’entend ici D. Anzieu par David trou noir dans leur expérience au quotidien.
Cette question du trou du corps, Rosine Lefort la rencontré chez Nadia.
Elle écrit : Que mon corps soit troué, elle avait pu en douter lorsque manipulant les boutons de ma blouse, elle avait touché ma peau ; elle en avait été sidérée et si elle avait manipulé ensuite à nouveau les boutons, c’est en évitant ma peau. Les boutons, c’étaient les objets séparables dont j’étais porteuse ; Ma peau, c’était le signe que mon corps n’était pas troué. Alors elle s’était acharnée sur ma bouche, me repoussant la tête en arrière et enfonçant ses doigts dans la peau de mon cou comme pour y faire un trou, comme s’il fallait y faire l’autre extrémité du trou de mon corps pour bien s’assurer qu’il était troué.
Avec les enfants de mon atelier, il est souvent question de toucher le coup du bout du doigt comme pour le transpercer, d’enfoncer l’ongle dans le dos de la main ou bien encore de vouloir de force ouvrir ma bouche et être fasciné par ce trou par lequel sort un son ou encore d’approcher très proche l’œil contre mon œil.
Chantal Lheureux Davidse parle de Louis qui lorsqu’il voyait une porte ouverte, un placard entrouvert, la lumière allumée, était en résonance avec sa propre béance. Rien de plus angoissant qu’un corps vécu comme béant, non fermé qui risque de se disperser dans l’espace infini, de se vider, de couler, de se répandre par terre, de tomber dans le vide ou bien encore de se laisser envahir à chaque fermeture d’une porte, d’un placard ou de la lumière, il vivait par résonance la fermeture de son corps béant.
Souvent effectivement des enfants s’empressent pour fermer la porte de l’atelier, préserver peut-être de cette contenance, ce que je fais également ! ou bien encore ferme les fermetures éclairs jusqu’au bout !
3 - Pare-excitation
Le Pare-excitation est aussi nommé Constance dans son livre Le penser : du Moi-peau au Moi-pensant.
Le Moi tout comme l’épiderme présente une structure en double feuillet qui protège des excitations internes et externes. Si cette fonction est insuffisante, apparaît l’angoisse d’intrusion psychique ou celle de la perte de l’objet.
Dans L’esquisse de 1895, Freud laisse entendre que la mère sert de pare-excitation auxiliaire au bébé.
Les autres fonctions ci-dessous ne faisant pas l’objet d’un intérêt particulier pour mon mémoire, je les cite rapidement entre parenthèse :
4 - Individuation de soi
Qui apporte le sentiment d’être unique par affaiblissement du sentiment des frontières, la réalité extérieure surgit de manière dangereuse et perd son sens- narcissisme.
5 - Intersensorialité (nommée correspondance dans le Moi-penser)
Les différentes sensations constituent le sens commun de la peau.
6 - Soutien de l’excitation sexuelle (sexualisation dans le Moi-penser)
Avec la localisation des zones érogènes. Si la décharge n’est pas satisfaisante, cela se transforme en enveloppe d’angoisse. Si les expériences sont douloureuses, cela prédispose aux perversions sexuelles.
7 - Recharge libidinale du fonctionnement psychique (transcrite en énergisation dans le Moi-penser) qui maintient la tension énergétique interne. Sinon, il y a angoisse d’explosion (crises d’épilepsie) ou celle du Nirvana (réduction de la tension à 0) qui est le paradigme du sommeil, de la mort.
8 - Inscription des traces sensorielles tactiles
Le Moi-peau représente une pellicule qui permet le déroulement des rêves par exemple. L’angoisse correspondante peut être marquée à la surface du corps et du Moi par des inscriptions provenant du surmoi (rougeurs, eczéma) ou de l’effacement des inscriptions sous leur surcharge.
A la première définition de 1974, Didier Anzieu a ajouté en 1985 que le Moi-peau sert à l’enfant à se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques à partir de l’expérience de la surface du corps. Cette précision met l’accent sur cette différenciation entre contenant et contenu et indique la voie qu’il a de plus en plus explorée, celle des contenants, des enveloppes et de leur mode de fonctionnement.
A cette époque, cette idée de Moi-peau réhabilitait à la fois le Moi et le corps et Didier Anzieu en donnait la définition suivante : une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi à partir de son expérience de la surface du corps. Il s’agirait donc d’une représentation primaire et métaphorique du Moi étayée sur la sensorialité tactile.
Cette représentation du Moi pour l’enfant autiste est difficile puisque la notion même de toucher est défaillante ainsi que la modulation sensorielle (hypersensibilité, hyposensibilité).
Didier Anzieu a précisé qu’entre le moi et la peau fonctionne une triple dérivation :
* Métaphorique : le Moi est une métaphore de la peau ; je rajoute pour ma part cette autre métaphore, celle de la peau et de la toile bien souvent métaphore du Moi pour l’artiste.
* Métonymique : le Moi et la peau se contiennent mutuellement comme tout et partie.
* En ellipse : le trait d’union entre le Moi et la peau marque une ellipse (figure englobante à double foyer : la mère et l’enfant).
Dans sa dimension métaphorique, le Moi-peau suggère des images psychiques qui font appel à la sensorialité et à la motricité.
Le Moi-peau évoque à la fois le sens du toucher, mais aussi le mouvement actif qui met en contact le sujet avec une partie de lui-même aussi bien qu’avec l’autre.
Cette ouverture au monde est parfois très difficile à franchir pour l’autiste ainsi que pour l’artiste. La peau / toile leur permet de dépasser ce replie, en étant une carapace pour l’autiste et sorte de double peau pour l’artiste.
Le Moi-peau se constitue par étayage8 sur les fonctions de la peau et par l’illusion d’une peau commune fournie par la mère. Ce double étayage sur le corps et sur l’objet constitue la base du travail de mise en représentation à l’œuvre dans une analyse.
Anzieu distingue cinq variables fondamentales de la relation mère / enfant : la succion, l’étreinte, le cri, le sourire et l’accompagnement. On peut retrouver tout cela dans l’espace transitionnel de Winnicott pour qui l’intégration du Moi dans l’espace et le temps dépend de la manière qu’a la mère de tenir (holding) le nourrisson. La personnalisation du Moi dépend de la façon qu’elle a de le soigner (handling) et l’instauration par le Moi de la relation d’objet dépend de la présentation des objets (sein, biberon, lait…). Le Moi se fonde sur un Moi corporel et c’est quand tout se passe bien que la personne du nourrisson peut se rattacher au corps et aux fonctions corporelles.
Les échanges tactiles primaires signifiants avec la mère préparent l’accès des humains au langage et aux autres codes sémiotiques.
La notion de Moi-peau :
L’infant acquiert la perception de la peau comme surface à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de la mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle. Il parvient ainsi non seulement à la notion d’une limite entre l’extérieur et l’intérieur mais aussi à la confiance nécessaire à la maîtrise progressive des orifices. La clinique confirme là ce que Bion (1962) a théorisé avec sa notion d’un contenant psychique (actif). Les risques de dépersonnalisation sont liés à l’image d’une enveloppe perforable et à l’angoisse-primaire, d’un écoulement de la substance vitale par des trous, angoisse non pas de morcellement mais de vidage, assez bien métaphorisé écrit D. Anzieu, par certains patients qui se décrivent comme un œuf à la coquille percée se vidant de son blanc voire de son jaune.
L’instauration du Moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien-être de base.
Pour D. Anzieu la peau est le référent de base auquel sont spontanément rapportées les diverses données sensorielles. La peau est le seul sens à recouvrir tout le corps, elle même contient plusieurs sens distincts (chaleur, douleur, contact, pression…) dont la proximité physique entraîne la contiguïté psychique. Enfin, comme Freud (1923) le signale allusivement, le toucher est le seul des cinq sens externes à posséder une structure réflexive : l’enfant qui touche du doigt les parties de son corps expérimente les deux sensations complémentaires d’être un morceau de peau qui touche, en même temps que d’être un morceau de peau qui est touché. C’est sur le modèle de la réflexivité tactile que se construisent les autres réflexivités sensorielles puis la réflexivité de la pensée.
L’originalité d’Anzieu est de donner à la sensorialité une place prépondérante et de faire de la sensorialité tactile le modèle organisateur du Moi et de la pensée.
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Notes
1
Article de Claude Sternis, Concept Kleiniens et post-Kleiniens dans le travail psychothérapeutique dans pratiques corporelles, 1997.
Retour 2
Cf. D. Anzieu, Le Moi Peau, Dunod, 1985.
Retour 3
Cf. Claude Sternis Concept Kleiniens et post-Kleiniens dans le travail psychothérapeutique, op. cit.
Retour 4
Cf. D. Anzieu, Le Moi Peau, Dunod 1985.
Retour 5
Cf. article de Claude Sternis, Concepts Kleiniens et post-Kleiniens dans le travail psychothérapeutique, p. 6.
Retour 6
Cf. Rosine et Robert Lefort, La distinction de l’autisme Seuil, 2003.
Retour 7
Cf. Chantal et Lheureux Davidse, L’autisme infantile ou le bruit de la rencontre L’Harmatthan, 2003.
Retour 8
Etayage : voir J. Laplanche - J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse. Terme introduit par Freud pour désigner la relation primitive des pulsions d’auto-conservation : les pulsions sexuelles, qui ne deviennent indépendantes que secondairement, s’étayent sur les fonctions vitales qui leur fournissent une source organique, une direction et un objet en conséquence, on parlera aussi d’étayage pour désigner le fait que le sujet s’appuie sur l’objet d’amour ; c’est là ce que Freud a appelé le type de choix d’objet par étayage.
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Ramkat © 2004